Chapitre 35
Au sein d’un univers changeant, seule une espèce changeante peut espérer être immortelle, et cela uniquement si les œufs sont élevés dans des environnements largement diversifiés et dispersés. Ce qui promet une abondance d’individus uniques.
Intuitions (aperçu de philosophie antique chez les Humains), Publications du BuSab.
Jedrik établit le contact avec McKie pendant que celui-ci attendait l’arrivée d’Aritch et de Ceylang. Il était en train de contempler distraitement le plafond en spéculant, d’une manière tout à fait dosadie, sur le meilleur moyen de tirer de cette rencontre le plus possible d’avantages personnels.
Dès qu’il sentit le contact, il se referma sur lui-même.
« Pas de transfert. »
« Bien sûr que non. »
C’était quelque chose d’infime, une nuance qui aurait pu échapper à quiconque n’aurait pas eu dans sa tête un modèle aussi précis de Jedrik.
« Tu es fâchée contre moi », fit-il.
L’ironie qu’il projetait fut perçue immédiatement.
Quand elle répondit, sa colère avait fait place à une simple irritation. Ce qui comptait pour elle, ce n’était pas tant d’atténuer la force de ses réactions que de les avoir laissé transparaître.
« Tu me rappelles un de mes premiers amants », fit-elle.
McKie songea à l’endroit où elle se trouvait en ce moment : bien à l’abri dans l’île flottante embaumée de parfums de fleurs qu’il possédait sur l’océan planétaire de Tutalsee. Comme un environnement pareil devait sembler étrange à une Dosadie ! Pas la moindre menace, des fruits qu’elle pouvait cueillir à volonté sans avoir peur de s’empoisonner. Les souvenirs qu’il lui avait transmis devaient donner à tout cela un air de familiarité, mais dans sa chair l’expérience n’en était pas moins nouvelle. Les souvenirs… eh bien… L’île devait évoquer toutes les femmes qu’il avait menées en voyage de noces dans ces berceaux de verdure parfumés.
En songeant à cela, il projeta :
« J’imagine que cet ancien amant n’a pas su admirer comme il se devait toutes tes capacités, en dehors du lit, bien entendu. Lequel était-ce… »
Il évoqua plusieurs possibilités précises, puisées dans les souvenirs qu’il tenait d’elle.
Elle sourit. Il perçut la spontanéité de sa réaction, exempte de toute restriction mentale.
À son tour, il songea à l’une de ses anciennes femmes et, de fil en aiguille, se prit à méditer sur la filiation qui avait abouti à Jedrik. Là, pas de confusion entre le choix du partenaire de reproduction et celui qui servait uniquement au plaisir sexuel. Il pouvait même arriver que le premier fût cordialement détesté.
Amant… épouse… quelle différence, si ce n’est au niveau des conventions sociales qui distribuaient les rôles. Mais cette femme que lui rappelait Jedrik… il fouilla sa mémoire, soucieux de savoir si ses souvenirs pouvaient l’aider à améliorer ses relations présentes avec Jedrik. Il avait alors environ trente-cinq ans et le BuSab venait de lui attribuer l’une de ses premières missions personnelles, sans la présence d’un ancien pour le guider et le conseiller. On murmurait qu’il était le plus jeune agent humain du Bureau à avoir été ainsi lâché en solitaire pour une mission d’importance. La planète appartenait au système d’Ylir et l’affaire ne ressemblait à rien de ce qu’avait précédemment connu McKie. La ville était repliée sur elle-même, les maisons étaient dans l’ombre de porches immenses et partout régnait un silence oppressant. Ni animaux, ni insectes, ni oiseaux, juste cet effrayant silence à l’abri duquel, disait-on, était en train de se former une religion fanatique. Toutes les conversations se faisaient à voix basse, riches d’intonations subtiles qui suggéraient l’existence d’un code propre à Ylir, excluant les intrus venus du reste de la Co-sentience. Toutes choses très dosadies, en somme.
Son épouse d’alors, qui l’attendait sagement sur Tutalsee, possédait un tempérament tout à fait opposé ; elle était sociable, sportive, bruyante.
L’expérience d’Ylir, assez curieusement, avait conduit McKie à prendre une conscience aiguë des besoins de son épouse. Le mariage avait tenu plus longtemps que les autres. Il comprenait, maintenant, pourquoi Jedrik lui rappelait cette femme : elles s’entouraient toutes les deux d’une armure de féminité coriace, mais derrière cette façade elles étaient extrêmement vulnérables. Lorsque l’armure se dissolvait, elle se dissolvait totalement. Cette découverte le remplit de perplexité, car il percevait clairement la nature de sa réaction : il avait peur.
Durant l’éclair de cette méditation, Jedrik saisit la direction de ses pensées.
« Nous n’avons pas quitté Dosadi. Nous l’avons emportée avec nous. »
C’était donc pour cette raison qu’elle l’avait contacté maintenant. Elle voulait être certaine qu’il incorporait cette donnée à ses évaluations. McKie regarda par la fenêtre ouverte. Bientôt, le crépuscule allait tomber sur Tandaloor. La planète-mère des Gowachins avait défié l’évolution durant des milliers d’années standard. Sous certains aspects, c’était un coin tranquille, hors du temps.
La Co-sentience ne sera plus jamais la même.
Le mince ruisseau dosadi qu’Aritch et les siens avaient espéré tarir était devenu une cataracte rugissante. Le peuple dosadi allait s’insinuer dans tous les recoins de la civilisation co-sentiente. Rien ne pouvait résister à un Dosadi, même humble. Les lois devraient changer. Les relations entre les individus seraient subtilement, mais profondément modifiées. Tout serait coloré par les conceptions dosadies, de l’amitié la plus simple aux relations d’affaires les plus complexes.
McKie se souvint subitement des derniers mots qu’avait prononcés Aritch lorsqu’il l’avait accompagné au couloir qui allait le transporter sur Dosadi :
« Demandez-vous donc s’il pourrait exister un prix trop élevé à la leçon dosadie. »
C’était, en fait, le premier indice qu’avait eu McKie sur les motivations réelles qui poussaient Aritch. Le mot « leçon » l’avait tracassé, mais il n’avait pas su en dégager les implications. Un peu honteux, il se souvint de la réponse trop facile qu’il avait faite au Magister :
« Cela dépend de la leçon. »
C’était vrai, naturellement, mais comme il avait été aveugle à des choses que n’importe quel Dosadi aurait perçues tout de suite ! Comme il avait été naïf !
Il voulut faire comprendre à Jedrik qu’il saisissait la raison pour laquelle elle avait attiré son attention sur ces choses.
« Aritch n’a pas vu grand-chose au-delà de l’utilisation de la violence et de l’injustice… »
« Et de leur exploitation aux fins d’acquérir des avantages personnels. »
Elle avait évidemment raison, songea McKie en contemplant la tombée du crépuscule. Chaque espèce essayait de tout s’arroger. Si l’espèce échouait, d’autres forces derrière elle intervenaient, et ainsi de suite, à l’infini.
Je sais ce que je fais.
Il se remémora avec un frisson les paroles du monstre endormi et sentit que Jedrik avait la même réaction d’horreur. Mais même contre ça, elle était blindée.
« Ta Co-sentience, elle avait des pouvoirs énormes. »
Le passé était adéquat. Elle n’avait pas dit non plus notre Co-sentience, parce que c’était déjà quelque chose de révolu. En outre… elle demeurait Dosadie.
« Et surtout, l’illusion du pouvoir », acheva-t-elle.
Il vit enfin ce qu’elle voulait mettre en relief et la partie de son psychisme qu’il possédait en lui rendait la leçon deux fois plus percutante. Elle savait à l’avance quelles étaient les clés que la personnalité de McKie était susceptible de laisser passer sans les voir. C’était la vérité. Elle avait mis le doigt sur l’un des éléments fondamentaux qui cimentaient l’unité de la Co-sentience.
« Qui peut se permettre de se croire immunisé contre toutes représailles ? » cita McKie.
C’était écrit dans le manuel du BuSab.
Jedrik ne lui répondit pas.
Elle n’avait pas besoin d’insister. Les leçons de l’histoire étaient claires. La violence engendre la violence. Lorsque cette violence échappe à tout contrôle, elle prend un cours consternant qui obéit à un schème répétitif. Le plus souvent, ce cours se déploie au détriment d’innocents. C’est la « phase de recrutement ». Les ex-innocents déclenchent à leur tour violence sur violence, jusqu’à ce que la raison finisse par reprendre le dessus ou que tout le monde soit massacré. Il y avait dans l’univers suffisamment de blocs carbonisés à la dérive qui avaient jadis été des planètes pour que la leçon soit présente dans tous les esprits. Dosadi avait été à deux doigts de rejoindre ce lot.
Avant de rompre le contact, Jedrik voulut attirer l’attention de McKie sur un autre point.
« Tu te souviens que, dans les derniers moments, Broey a fait augmenter les rations des Humains qui travaillaient pour lui. C’était une manière spéciale de leur dire qu’ils allaient bientôt être lâchés dans la Bordure, livrés à eux-mêmes. »
« Une manière dosadie de leur faire savoir. »
« Exact. Nous avons toujours eu cette pensée en réserve, que si nous nous reproduisions en très grand nombre, certains d’entre nous seraient sûrs de survivre quoi qu’il arrive. Nous aurions pu produire une espèce capable de vivre à l’extérieur de Chu… ou de n’importe quelle autre cité bâtie uniquement pour fournir à ses habitants des aliments non toxiques. »
« Mais il y a toujours une force plus grande tapie dans les coulisses. »
« Arrange-toi pour qu’Aritch le comprenne bien. »